Le prétendu « Coran des historiens »
Dr Charles Saint-Prot
Directeur général de l’Observatoire d’études géopolitiques
Auteur de : Islam: l’avenir de la Tradition entre révolution et occidentalisation. Paris, Le Rocher, 2008, trad. en arabe et en anglais ; Western Perception and Attitudes Towards Islam, Abu Dhabi, ECSSR, 2010, traduit en arabe ; La tradition islamique de la réforme, Paris, CNRS éd. 2010, traduction en arabe et en espagnol ; L’Islam et l’effort d’adaptation au monde contemporain. L’impératif de l’ijtihâd, dir., Paris, CNRS éd., 2011; Jacques Berque, artisan du dialogue des civilisations, dir., Paris, éditions du Cerf, collection “études islamiques”, 2018.
Les éditions du Cerf publient sous le titre prétentieux Le Coran des historiens un ouvrage, dirigé par le Perse Mohammed Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye, professeur à l’Université libre de Bruxelles, qui n’a de scientifique que le nom et est surtout une synthèse des études occidentales sur le texte sacré depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui.
Donc pas une explication, ni une exégèse, mais un travail visant d’une part à affirmer que le texte sacré de l’islam est irrigué par les textes juifs et chrétiens avec un parti pris que la « vision distanciée, sereine des choses de la foi est le fruit d’une histoire… aussi bien chez les juifs que les chrétiens…A l’inverse la grande majorité des musulmans n’a pas encore intégré cette histoire ». Par ailleurs, les directeur de cette publication s’efforcent d’exposer que le message spirituel aurait été effacé, politisé, militarisé, « impérialisé » par les Arabes ! Qu’importe aux auteurs si Mohammed fut un Prophète arabe (voir le magnifique texte du professeur Michel Aflak en 1943), qu’il reçut la Révélation en arabe et que le Coran est l’expression la plus belle de la langue arabe. Pour le reste, Ali Amir-Moezzi qui semble persuadé que le judaïsme et le christianisme seraient supérieur à l’Islam, oublie – ou ignore- que l’islam n’est pas une nouvelle religion, qu’il ne convient pas de l’opposer au monothéisme antérieur mais qu’il est venu réformer et mettre fin aux déviations qui entachaient le monothéisme. Le réformisme n’est donc pas une option nouvelle[1] mais, au contraire, un concept qui se trouve très précisément au cœur de l’Islam, dès l’origine. C’est pourquoi le Message coranique reprend des thèmes de la Bible puisque le Coran s’inscrit dans la continuité et présente une synthèse des révélations antérieures
Guillaume Dye soutient la thèse d’une composition coranique tardive et de la pluralité d’auteurs du Coran, ce qui est faire montre d’un grand mépris pour la croyance musulmane selon laquelle le Coran est la parole de Dieu (Allah). Nous sommes ici plus dans l’idéologie que dans les faits. Ainsi Dye part du postulat, jamais démontrée, que le Coran serait un texte purement humain élaboré par plusieurs auteurs dans un temps assez long. Pour soutenir son idéologie, il écarte les sources de première main de la principale communauté concernée, les musulmans. Le grand islamologue Jacques Berque, qui n’était pas musulman et plutôt athée, disait que si l’on veut traiter de l’Islam il faut jouer le jeu et admettre ses dogmes. Ce n’est apparemment pas le cas de l’ouvrage dirigé par Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye et cela est essentiel car nier que les 10 commandements de l’Ancien Testament se retrouvent dans le Coran conduit tout simplement à affirmer que par l’Islam ne peut provenir de Dieu. En tout cas de nombreux chercheurs plus sérieux (Marcel Boisard, Jacques Berque, Martyn Smith, Dale F. Eickelman, Ralph, Richard Lazarus, F. E. Peters, Richard Bulliet, Raymond Farri…) ont montré la cohérence et l’unité du, excluant une composition hétérogène par différents auteurs au fil des siècles.
Ali Amir-Moezzi prétend que le Coran ne permet pas de connaitre la vie de Mohammed (Interview à Marianne le 5 décembre 2019). En effet, le Coran n’est pas l’Évangile qui relate la vie de Jésus, mais un ensemble de prescriptions divines, des principes d’éthique universels. Le Coran n’a pas pour objet d’enseigner les détails historiques, mais de mieux connaitre la Volonté de Dieu. Ce n’est donc rien comprendre au Coran de prétendre qu’il n’éclaire pas sur la vie de Mohammed puisque ce n’est pas son objet ! En revanche on notera qu’il y a peu de choses sur la sunna dans l’ouvrage et cet « oubli » est très significatif du parti-pris des auteurs.
Parmi les sottises répétées par les codirecteurs de l’ouvrage, il convient de faire litière à celle qui prétend que l’Islam serait sclérosé. En effet, l’Islam est par nature réformiste et c’est la réactivation de l’effort d’interprétation (ijtihâd) qui permettra de redécouvrir toute la vitalité créatrice de la religion musulmane, en démontrant démontrer que l’Islam conserve la possibilité de répondre, d’une manière positive et constructive, aux défis du monde moderne. C’est très précisément parce que l’Islam est religion et société, Dîn wa dounya, qu’il ne peut être statique puisqu’une société est par nature vivante et évolutive. Et c’est avec l’ijtihâd, dont la porte n’a évidement jamais été fermée, ce vital effort d’interprétation que l’Islam peut tout à la fois trouver des solutions adaptées aux situations nouvelles en respectant la Sunna, sans confondre archaïsmes folkloriques et progrès, sans confondre acculturation et perte de l’authenticité.
De fait, Le Coran des historiens s’inscrit dans une démarche bien précise. Il s’agit de relire le Coran à la lumière de l’histoire seule et de faire abstraction de toute la portée intemporelle de l’islam. Outre le fait qu’il faut beaucoup d’impudence pour prétendre présenter un travail « qui serait effectué pour la première fois dans le monde » et faire fi de l’immense cohorte de penseurs musulmans, et écrivant le plus souvent en arabe, qui ont précisé la pensée islamique au cours des siècles, l’erreur de ce livre est passer à côté de l’essentiel du Message et de réduire l’Islam à une sorte de discipline post-chrétienne qui serait réservée aux mystiques les plus abscons et aux philosophes qui perçoivent la vie intérieure et les disciplines intellectuelles et spirituelles comme les étapes d’un voyage initiatique vers un perfectionnement du seul individu. C’est l’exaltation de l’idéologie soufie la moins orthodoxe.
L’Islam perd ainsi tout son aspect social, il n’est plus Dîn wa dunya. Aussi ne faut-il pas s’étonner que l’ouvrage dise très peu de chose sur le droit (fiqh)[2]. Pourtant, il est impossible d’entrer dans l’intimité de la pensée musulmane sans le droit, écrivait en 1983 le grand islamologue Henri Laoust. Selon l’islamologue britannique Hamilton Gibb : « le type de société qu’une communauté se construit dépend fondamentalement de sa conception de la nature et du but de l’univers et de la place qu’y occupe l’âme humaine… L’Islam est peut être la seule religion à avoir eu constamment pour but d’édifier une société sur ce principe. L’instrument premier de cet objectif était le droit » [3]
Le chiite iranien Mohammad Ali Amir-Moezzi, directeur de la publication, évoque les sources chiites sur lesquelles se sont appuyés les auteurs pour comprendre l’élaboration du texte coranique. Il déclare à tout vent que «les conquêtes arabes et les premiers califats ont fait subir au Coran une reconstruction politico-religieuse».On aura compris que ce livre est surtout une œuvre idéologique qui réduit l’islam à un aspect anti-arabe vu par un Perse. Dès lors on peut s’étonner qu’un éditeur aussi réputé et sérieux que les éditions du Cerf publient un tel pamphlet, même s’il convient de mentionner les contributions d’honnêtes chercheurs comme Frédéric Imbert, Christian Julien Robin ou François Déroche dont on peut se demander ce qu’ils sont venus faire dans cette galère.. Car ce Coran n’est pas LE Coran ; ce n’est pas le vrai Coran, c’est le Coran des idéologues, et en premier lieu l’idéologie anti-arabe caractérisant les Perses qui n’ont jamais oublié les victoires arabes de Qadissiyah, en 835 puis de Nihawand, la « bataille des batailles » (641).
De fait, il est
de nouveau navrant de constater que la France, qui a été en pointe dans les
études islamiques depuis le Roi François Ier qui créa au XVIe siècle le Collège
royal (devenu le Collège de France), est aujourd’hui en retard dans ce domaine
et le secteur est livré à des charlatans prétentieux qui tentent de déconstruire
toute la tradition musulmane. C’est aussi une charlatanerie de présenter comme un « événement mondial » un
ouvrage, réservé au monde francophone,
qui n’est ni scientifique, ni unique. C’est également une prétention sans égal
qui conduit les auteurs à affirmer que leur pensum rassemblerait « les meilleurs spécialistes internationaux » alors que sont absents de
très nombreux chercheurs faisant autorité dans le monde académique, et bien
entendu la plupart des auteurs musulmans sunnites (plus de 90% des musulmans).
Dès lors, loin de contribuer à améliorer la connaissance de l’Islam, cet
ouvrage est un dangereux brulot qui ne peut que contribuer à attiser les
rancunes et l’incompréhension.
[1] V. Charles Saint-Prot, La tradition islamique de la réforme, Paris, CNRS éditions, 2010, trad. en arabe et en espagnol.
[2] Charles Saint-Prot, « le droit pilier de l’Islam » in Le Point, collection Hors Série « Les Grands Penseurs », juin 2010 et « Le droit au cœur de l’Islam », Société, droit et religion, CNRS éditions, 2012/1, n°2
[3] Hamilton A.R. Gibb, Modern Trends in Islam, Chicago, 1984.